ORGANE OFFICIEL DU COMITÉ CENTRAL DU PARTI COMMUNISTE CUBAIN
À 47 ans, le Canadien Gregory Biniowsky se dit amoureux du pays et de ses habitants. Photo Michel Contreras

L’AMOUR de Gregory Biniowsky pour Cuba n’est pas comme un amour ordinaire, comme une attraction naturelle qui s’éveille entre un homme et une femme. Stature imposante, yeux pénétrants, ce petit-fils d’Ukrainiens né dans un petit village pittoresque enclavé au cœur d’une région montagneuse du Canada où il y a plus d’ours gris que d’habitants a passé plus de la moitié de sa vie dans la Grande Île des Antilles.

Tout a commencé à l’époque de la « période spéciale », comme on a appelé à la crise des années 90, lorsque bien des gens dans le monde ne donnaient pas cher de Cuba, pensant que l’Île allait succomber à la précarité économique. C’est en 1992 que le jeune étudiant en science politique se rendit sur place pour connaître la vraie réalité des Cubains.

Face aux nombreuses campagnes de désinformation et de manipulation visant à ternir l’image de l’Île caraïbe, Gregory jugea préférable de « mener sa propre enquête sur le terrain afin de se forger sa propre opinion ».

Après avoir demandé à sa famille de ne pas lui envoyer d’argent, il prit congé des siens et s’embarqua pour Cuba.

Biniowsky fut hébergé à la Résidence universitaire située dans l’est de la capitale et s’inscrivit à la faculté de philosophie et d’histoire de l’Université de La Havane.

« Je suis venu tout simplement pour savoir à quel point était vrai ce qui se disait autour du processus révolutionnaire. Et quel meilleur moyen de le savoir qu’en vivant comme un Cubain ordinaire ? Après une année, j’ai pu démentir les informations selon lesquelles “Cuba était plongée dans la misère par une dictature sanguinaire”» se souvient Gregory Biniowsky, qui est également avocat.

Il ajoute qu’il est peu probable que quelqu’un de son village ose faire comme lui : plier bagage et partir un jour. « C’est un endroit très proche de l’Alaska où l’on se sent comme sur une autre planète. Je me posais beaucoup de questions sur le monde qui nous entoure et ce que les grands médias cherchent à nous imposer comme une « vérité vraie. Par ailleurs, je n’avais jamais vu un coucher de soleil, car les montagnes nous empêchent de voir l’horizon », ajoute-t-il avec un sourire malicieux.

Ainsi, en passant des aurores boréales, des glaciers aux plages ensoleillées des tropiques, cet actuel représentant dans l’Île du prestigieux cabinet d’avocats Gowlings, fut aussi professeur universitaire de politique et d’histoire du Canada pour un salaire de 250 pesos cubains. Il se souvient qu’il se déplaçait partout à bicyclette.

Biniowsky insiste sur l’importance qu’avaient ces cours dans les années 90, « non seulement parce qu’à cette époque le Canada était devenu le principal partenaire commercial de Cuba et s’apprêtait à devenir l’un des principaux émetteurs de touristes, mais aussi du fait du volume des investissements canadiens ».

À votre retour au Canada, vous avez fait un doctorat en droit et travaillé pendant un certain temps dans un cabinet d’avocats. Pourquoi êtes-vous revenu à Cuba ?

J’ai ressenti le besoin de montrer le meilleur du pays qui m’avait accueilli comme un des siens. J’ai travaillé pendant plus de 14 ans comme consultant pour la coopération, aussi bien des Nations Unies que du Canada. Je devais voyager à Cuba et j’en ai profité pour voyager dans l’intérieur du pays. Je me suis rendu dans presque toutes les municipalités du pays.

Je me sens aussi à l’aise à La Havane que dans le reste de l’Île. Au cours de l’un de mes voyages dans l’est, j’ai été surpris par l’ardeur des paysans au travail. Les gens de la campagne n’aiment pas le superficiel, qu’ils soient de Pinar del Rio ou de Guantanamo. Ce sont des gens simples, authentiques, nobles et ils partagent tout ce qu’ils ont. Certains me disent que cette partie de Cuba est le reflet latent de ce qu’était l’Île avant la période spéciale.

En quoi consiste votre actuelle collaboration avec une importante entité canadienne ?

Je travaille au nom d’un cabinet d’avocats mondialement connu qui, même s’il n’est pas présent aux États-Unis, possède des bureaux à Londres, Moscou, Dubaï et Pékin.

Je peux dire que c’est le premier cabinet canadien et international à avoir reconnu que Cuba est un pays avec beaucoup de potentiel où cela vaut la peine d’investir et de faire des affaires. Dans le cadre de mon travail, quand je m’occupe d’un client je l’aide à comprendre la culture cubaine, qu’il soit en mission d’exploration ou d’identification de projets spécifiques. Je lui trouve le meilleur cabinet d’avocat étatique afin qu’il se sente pleinement à l’aise.

Les investisseurs doivent apprendre les règles du pays. Cuba a ses priorités, très bien définies, et l’homme d’affaires étranger se doit de les connaître.

Selon vous, qu’apprécient le plus les investisseurs étrangers à Cuba ?

Les gens sont ce qu’il y a de plus précieux à Cuba. Les statistiques parlent d’elles-mêmes, pas seulement celles du gouvernement mais celles de l’ONU.

Par exemple, le niveau d’éducation moyen est le plus élevé d’Amérique latine. Cuba compte plus de médecins, d’ingénieurs et de professionnels que le reste des pays de la région, grâce à un soutien de longue durée apporté aux différents niveaux d’enseignement.

Ainsi, ici l’idée ne vient à personne d’installer des maquiladoras (usines d’assemblage pour l'exportation) comme on en voit au Mexique. On cherche surtout à obtenir des produits à forte valeur ajoutée à travers une gestion optimale des ressources humaines. Les potentialités de l’agriculture, le développement écologique et le tourisme sont aussi autant d’atouts pour attirer les investisseurs étrangers.

Il y a aussi le fait que Cuba est un pays tranquille, sûr et affichant de faibles niveaux de corruption, où il n’y a pas de violence, de drogues ou de crime organisé, un pays qui pourrait s’ouvrir au marché des États-Unis s’il n’y avait pas le blocus économique, commercial et financier.

Je pense que cette politique unilatérale des États-Unis contre Cuba a deux impacts. L’un, direct, qui a à voir avec l’imposition de sanctions à ceux qui font des affaires avec l’Île, et l’autre, lié à la création d’une mentalité différente. S’il n’y avait pas l’embargo (blocus), Cuba pourrait mieux se concentrer pour résoudre ses problèmes internes, en portant un regard critique et optimiste vers l’intérieur.

Qu’appréciez-vous le plus de ce pays ?

Le peuple cubain est vraiment un peuple à part. J’ai voyagé en Amérique latine et en Europe, et je dois dire que j’ai trouvé ici une solidarité hors du commun. La chaleur humaine, l’héroïsme, l’hospitalité spontanée des gens, leur sourire face aux difficultés et leur joie de vivre ne cessent de me surprendre.

Je pense qu’à l’étranger certains ont une vision un peu trop simpliste de Cuba. Pour moi, il ne s’agit ni d’un paradis, ni d’un enfer. J’ai pu comprendre et apprécier la réalité de ce pays, avec ses nuances, avec beaucoup de choses dignes d’admiration mais aussi avec des erreurs.

Le Cubain a un sens particulier de l’Histoire, de l’identité et de la fierté. J’ai pu voir les graves dommages causés par la période spéciale à la société cubaine, qui a souffert des pénuries, de l’existence d’une monnaie qui avait besoin d’avoir plus de valeur et d’un salaire insuffisant. Personne ne peut nier cela.

Il a été difficile de sortir de cette étape, mais Cuba y est parvenue et la Révolution a tenu bon, elle ne s’est pas effondrée, comme beaucoup l’avaient cru. Et ceci a été possible grâce à la résistance et à l’habileté d’un peuple qui a été capable de travailler collectivement à la solution des problèmes. Ainsi, je ne peux pas m’empêcher d’admirer les Cubains, surtout si je les compare à d’autres sociétés, y compris la mienne, où les gens ont tendance à s’angoisser devant le moindre problème. C’est un pays complexe, mais j’aime ce pays comme si c’était le mien.

Le Canada ne vous manque-t-il pas ?

Beaucoup de choses me manquent du Canada, même si je me sens très à l’aise à Cuba. Dans mon village tout le monde jouait au hockey sur glace, mais j’ai toujours préféré le football américain et le lancer du javelot.

Ces deux sports me manquent, mais j’ai appris à aimer le baseball, à danser la salsa et à boire un peu de rhum…

Mon très léger accent me protège, parce que j’ai toujours eu le goût et une facilité pour les langues. Je ne me sens pas étranger dans ce pays, car les gens me traitent comme un des leurs, ce qui m’a beaucoup aidé. La plupart de mes amis sont des Cubains, et j’ai une fille adorable qui est aussi cubaine et qui s’appelle Savana, parce que cela rime avec Habana.

Nous avons voulu qu’elle naisse et qu’elle vive ici. Quand les gens me demandent : « Gregory, tu viens d’où ? », je ne puis m’empêcher de penser qu’on ne perd jamais son identité ni le vécu de son enfance, mais que je suis quand même cubain.

Pourquoi vous sentez-vous cubain ?

Parce que ce pays me tient à cœur. J’en suis fier et j’ai une confiance immense dans son avenir. Je me réjouis à chaque victoire de l’équipe cubaine de baseball et j’aime aussi discuter avec les gens sur la préoccupation sacrée de savoir d’où nous sommes et où nous allons, et j’aime aussi la musique, notamment le groupe Los Van Van et le chanteur Carlos Varela.

Je me soutiens avec une profonde émotion de la victoire d’Ana Fidelia Quirot au 800 mètres à Göteborg, après son accident. J’aime ce pays parce que j’admire Fidel Castro. Je pense que c’est l’un des plus grands hommes de notre temps, et j’ai une admiration particulière pour son engagement indéfectible en faveur des causes nobles et en faveur du bien-être du peuple cubain, et pour sa contribution à la lutte contre l’apartheid en Afrique. Je suis convaincu que l’Histoire l’acquittera ».

Après 20 ans passés à Cuba, avez-vous songé à repartir ?

Je resterai à Cuba tant que Cuba restera ce qu’elle est : un pays singulier, animé de la volonté de relever des défis et poser des jalons, et résolu à toujours défendre son indépendance et qui constitue une source d’inspiration pour beaucoup de gens dans le monde entier, un pays sûr qui évolue et qui croit en lui-même. Si Cuba était comme d’autres pays d’Amérique latine, accablé par toute sorte de fléaux sociaux, il y a longtemps que je serais retourné dans mes montagnes du grand nord canadien.