La mémoire peut être un lieu très douloureux, surtout lorsqu'elle est peuplée de duplicités et de lâchetés. Nous sommes, dans une large mesure, ce dont nous nous souvenons. Chacun de nous est le spectateur privilégié de son passé, qui défile dans sa tête comme une sorte de film, parfois précis, parfois vague. Ce celluloïd neurochimique contient souvent des épisodes que nous préférerions ne pas avoir vécus, ou qui nous ramènent à une époque qui n'existe plus, à une personne que nous ne sommes plus. Aussi, l’oublie-t-on comme un mécanisme de défense.
Les migrants choisissent souvent l'oubli comme baume. Pour éviter la douleur de la perte ou comme tactique d'auto-tromperie, ils suppriment certains passages de leur vie qu'ils trouvent encombrants, irritants ou qui rivalisent avec le récit qu'ils exposent au monde extérieur. En reniant leur origine, ils se dissolvent dans leur foyer d'accueil, deviennent plus natifs que n'importe lequel de leurs voisins, et s'ils reviennent en arrière, il leur arrive comme à Orphée et Eurydice : le passé s'est évanoui dans l'air.
Les dictons populaires cubains, source infinie d’esprit, ont su inventer une phrase au poids poétique incommensurable : « il a bu le Coca-Cola de l'oubli », dit-on lorsque quelqu'un « a changé de route et perdu de vue le Morro » [vers d’une chanson de Silvio Rodriguez pour parler de quelqu’un qui a quitté le pays] et ne semble plus se souvenir (ou ne le souhaite pas) de son origine, de ses racines, de son histoire. Même si on l’utilise souvent comme une phrase pour assujettir ceux qui, imprégnés par l'American way of life, renient l'idiosyncrasie caribéenne, il existe d'autres oublis tout aussi regrettables qui vont au-delà du langage ou de la façon de boire le café.
Comme le dit un ami, en temps de polarisation extrême, quiconque décide de s'installer dans le paradis nordique tant désiré doit s’acquitter d’un « tribut idéologique ». On ne peut pas être « castriste » ou « philo-communiste » si l’on veut vivre hors de Cuba ; on ne peut même pas être un « repenti » qui tente de voler au-dessous du radar. Une sordide, mais bien huilée machinerie symbolique de terreur médiatique se met en place immédiatement pour « souhaiter la bienvenue » aux nouveaux arrivants. Et le mécanisme de défense s’active une fois de plus.
Mais à une époque aussi moderne que celle dans laquelle nous vivons, il ne suffit pas de supprimer ou de modifier les souvenirs, ou de prétendre que rien ne s'est passé, qu’il ne s’est agi que d’un malentendu. Il ne suffit pas d'opposer sa propre parole à celle de l’autre, car lorsque nous regardons en arrière, Eurydice ne disparaît pas. Il existe un registre public et universellement accessible de toutes nos actions, nos affirmations, nos positions. L'internet a fait du « Coca-Cola de l'oubli » une denrée rare et qui coûte très cher.
« Je n'ai jamais été du côté de la dictature », affirme le nouveau venu. Et la machinerie lui montre un post sur Facebook, où il est tout sourire à un défilé du 1er Mai. « Moi, je ne me suis jamais intéressé à la politique », explique l’accusé, et ses inquisiteurs lui rappellent aimablement cette émission dans laquelle il parlait avec admiration du leader « incorrect ». « Le socialisme est un échec », affirme-t-il catégoriquement, mais il existe une trace de ses analyses pointues et acérées sur la caducité du capitalisme.
Inlassablement, l'accusé tente de savourer le doux nectar de l'amnésie, mais on ne le lui permet pas. Les lèvres desséchées et la salive épaisse, il doit alors commencer l'autoflagellation. Aucune possibilité d'oublier : la seule chose que permet la machinerie, c’est d’apparaître comme un repenti qui est prêt à apprendre sa leçon, à devenir un rival de ce que, peut-être, un jour, il a défendu. Une fois converti, après avoir traversé d’humiliants rituels d'initiation, le nouvel acolyte de la machinerie se consacre alors à défendre son nouveau credo avec une passion inhabituelle.
« Tiens, prends un verre ! », lui dit-on. Et il oublie. Il a toujours été un combattant de la liberté, un guerrier infiltré dans les rangs de l'ennemi. Il n'est ni un traître ni un simulateur : c'est un héros qui a survécu à l'enfer. Le Coca-Cola de l'oubli coûte cher : oublier ce qui remet en cause son nouveau discours lui coûte toute sa fierté, toute sa dignité, toute sa cohérence. Et dans cette mémoire mutilée, un ressentiment dense et sombre commence à croître et à s'enraciner, et l'acolyte devient un rouage et un carburant pour la machinerie.








