ORGANE OFFICIEL DU COMITÉ CENTRAL DU PARTI COMMUNISTE CUBAIN
Il y a une avant-garde de la jeunesse à Cuba prête pour davantage de Révolution. Photo: Ariel Cecilio Lemus

Un compatriote sceptique me dit que le petit ami de sa fille adolescente est un garçon très intelligent. Son père a « tout » (je ne demande pas ce qu'il entend par tout, mais je le présume : de l'argent). Il n'étudie pas, cela ne l’intéresse pas, si bien qu’il achète les examens et c’est tout. Il veut avoir le titre de bachelier. Même si cette déclaration me fait mal, j'essaie de ne pas m'y attarder. Et tu crois vraiment qu'il est très intelligent ? Oui, il apprend l'anglais, en vue de son arrivée aux États-Unis, où il va exercer n’importe quel métier, en attendant de pouvoir lancer sa propre entreprise. C'est un crack des réseaux sociaux. Il a pensé à tout. Il recommence avec son « tout » : dans son pays, il a tout (l'argent, quelque chose dont presque personne ne dispose suffisamment, et de grandes idées sur la façon de « réussir » là-bas). Réussir signifie à nouveau – comme dans les pages sociales de la presse systémique – avoir une vie matérielle confortable.
Dans ma jeunesse, la plupart des adolescents aspiraient à étudier à l'université : les enfants de professionnels, bien sûr, parce que leurs familles accordaient une grande valeur au prestige que confère le savoir ; les enfants des travailleurs de la ville ou de la campagne, parce que leurs enfants pouvaient accomplir les rêves qu'ils n’avaient pas pu réaliser. La Révolution situait les aspirations et les projets de vie au plus haut dans le ciel, et les plus humbles, les maîtres de la Révolution, pouvaient sauter et le toucher. À l’heure actuelle, certains adolescents et jeunes, parfois enfants de professionnels, pensent que les études sont une perte de temps, qu'il vaut mieux trouver un métier qui permette de se faufiler dans le Premier monde (s'ils sont déjà professionnels, peu leur importe de renoncer au métier qu'ils ont appris) et s'abreuver de ses richesses. Je les ai connus : ils s'habillent à la mode, et leur apparence, leurs manières, ne trahissent pas leurs énormes lacunes spirituelles. Ils peuvent encore sauter et toucher le ciel, mais ils préfèrent avancer au ras du sol, en pensant qu’ainsi, c'est plus rapide. Ce sont des rebelles face à la rébellion. Le ciel, bien sûr, semble être immatériel ; la terre, en revanche, est pleine de pépites d'or.
J'ai souvent répété une maxime de mon père : pour être heureux, il n'est pas nécessaire d'être un professionnel, il suffit d'aimer le métier que l'on a choisi. Sur terre, il ya un lieu précis, le sien, pour chaque être humain ; l’endroit, la profession ou le métier qui peut le rendre utile et heureux. Tout le monde ne le trouve pas, et il est légitime de le chercher. Mais là n'est pas la question. Le bonheur que je connais n’arrive pas drappé dans des draps de soie. Lorsque le rêve de ces jeunes gens ne dépasse pas, en altitude, le toit de leur maison, même s'il s'étend vers les côtés, quelque chose ne va pas. Nous avons commis une erreur. Et ce n'est pas que les choses soient si évidentes : la balance entre l'être et l'avoir doit maintenir un certain équilibre, même si l'avoir pèse plus lourd dans un monde conçu pour la consommation.
Mais le déséquilibre n'est pas seulement dû à la crise économique et morale que traverse l'humanité – pandémie, guerre, sanctions, mépris de la vérité et de la justice – aggravée, bien entendu, dans un pays pauvre et soumis à un blocus, sans grandes ressources naturelles, petit David qui supporte, sans se rendre, le harcèlement de Goliath. La question n'est pas seulement que le poids du matériel a augmenté, c'est que le poids du spirituel nécessaire au contrepoids a diminué. Les causes de ce déséquilibre ne sont pas seulement économiques.
Soudain, les soupapes de la société se déclenchent accidentellement (littéralement) : une pandémie qui met en danger la vie de tous, une tornade ou un ouragan, une explosion dans un hôtel en réparation ou un incendie dans des réservoirs de pétrole, et la solidarité spontanée des jeunes échappe aux froids calculs matériels, de ces mêmes jeunes qui semblaient indifférents. La société a des réserves, mais elle exige que nous les mobilisions ; le plus difficile des héroïsmes, celui du quotidien, a besoin d'un encouragement permanent. Je sais, sans nourriture ni vêtements, on ne peut pas vivre, mais je crois que sans actes héroïques qui transcendent l'immédiateté, sans horizons lointains mais visibles vers lesquels ramer avec force, on ne vit pas non plus. C’est alors qu’apparaissent des groupes de jeunes entrepreneurs pour la solidarité, affamés non pas de nourriture (même s'ils mangent mal), mais de Révolution. Rebelles face à l'apathie.
Si quelque chose a été sain, paradoxalement, ce fut l'absence de santé. Cela nous a fait prendre en considération une avant-garde juvénile qui vole plus haut, qui ressemble plus à l'avant-garde de ses parents (pas à ses parents), à l'avant-garde de toutes les époques précédentes, qu'à sa propre époque et à ses contemporains. Non pas dans la forme, non pas extérieurement – manières de s'habiller, de parler, de se comporter – mais dans l'essentiel. L'empire transnational tentera de la dissuader de son « erreur », de l'opposer aux institutions révolutionnaires, de l'enfermer dans la prison de la « rébellion » afin d’en extraire jusqu'à la dernière goutte de cause. Mais elle nous appartient, elle est nécessaire, de son sauvetage dépendent nos vies.
En attendant, la pandémie redonne vie à de vieux prestiges : pendant des mois, nous avons applaudi, à la fenêtre ou à la porte de nos maisons, ces médecins et ces infirmières que nous regardions auparavant avec indifférence, mais qui risquent leur vie pour nous. Et tandis que le bus qui les ramenait de l'aéroport, lorsqu'ils arrivaient d'un pays lointain, non pas pour nous avoir soigné, mais pour avoir risqué leur vie pour d'autres peuples, alors qu’il traversait des quartiers humbles, leurs habitants, dépourvus de beaucoup de chose (mais pas de tout), serraient le poing sur la poitrine en signe de salut, ou de reconnaissance, fiers d'eux (enfants, frères et sœurs, parents, voisins).
Nous découvrons avec étonnement que les scientifiques cubains, auparavant invisibles, enfermés dans leurs laboratoires pendant des jours et des nuits entières, sont capables de mettre au point des vaccins réservés aux pays du Premier monde et au profit des transnationales. Naissent alors des chansons et des audiovisuels qui les encensent et qui touchent les fibres de l'âme nationale. Nous constatons qu'il existe de très jeunes ingénieurs, mathématiciens et informaticiens qui inventent des solutions, qui dépassent les limites du possible.
Et en pleine célébration de ce 64e anniversaire, nous nous rendons compte qu'un demi-siècle plus tard – en pleine crise matérielle et des valeurs – il existe encore des trovadors qui ne se vendent pas au marché de la musique, qui vont de place en place, en nous accompagnant de leur chant rebelle. Il y a des enfants qui rêvent désormais de devenir médecins, scientifiques, ingénieurs ou trovadors.
Ce sont les fruits d'une mystique renaissante, encore incertaine. Faisons-la grandir, même si notre corps s'amincit.
En cette nouvelle année, Cuba répond comme hier : « Nous ne nous comprenons pas, la Patrie ou la Mort ! » Mais contrairement à cette époque, il n'y aura pas de trêve fructueuse pour la reprise de la lutte pour la vie, celle que nous avons choisie – parce qu'il n'y a pas eu et qu'il n'y aura pas de Zanjon – ; il n'y aura pas de pause dans la lutte pour la prospérité socialiste et la liberté que nous désirons, pour l'indépendance que nous avons conquise et que nous défendons, car il y a à Cuba des jeunes qui sont rebelles, comme leurs prédécesseurs, face à l'apathie, et qui sont prêts à porter jusqu'au bout le mot d’ordre fidéliste : Nous vaincrons !