
La 31e Foire internationale du livre de La Havane est consacrée cette année à l’écrivain Julio Travieso Serrano, âgé de 82 ans. La bonne nouvelle est arrivée peu après qu'il a reçu le prix national de Littérature 2021, une reconnaissance amplement méritée.
« Se pourrait-il que toutes les bonnes choses arrivent en même temps », lui-dis-je. « C'est bien possible, j'aimerais que cela soit toujours ainsi. Au fil des années, nous finissons par rester seuls et nous devenons plus sensibles. Les récompenses sont alors plus appréciées », explique cet auteur de quelque 16 livres dans lesquels il a raconté de nombreuses histoires.
– Avez-vous toujours de nouvelles idées ?
– J'ai écrit des histoires les plus diverses : celle de Cuba durant 200 ans, la vie à La Havane pendant la période spéciale, l'activité du gnosticisme du 1er siècle à nos jours.
De nouvelles histoires émergent. Elles se présentent par différents chemins. La plupart d'entre elles sont issues de situations et d'expériences personnelles. Mon livre de nouvelles Dias de guerra (Journées de guerre) et mon roman Para matar el lobo (Pour tuer le loup) en sont de bons exemples. J'y ai mis des mots sur ce que j'ai vécu pendant la lutte contre la dictature de Batista, à laquelle j'ai pris une part active. Dans ces œuvres, j'ai voulu sortir les démons (persécutions, tortures, meurtres de compagnons, rassemblés sous forme de souvenirs, que je portais en moi depuis cette période. D'autres idées proviennent de ce que l'on m'a raconté ou de ce que j'ai lu. Dans Un nuevo dia (Un nouveau jour), j'ai recueilli ce que neuf des assaillants de la caserne Moncada m'ont raconté au sujet de ces événements. En outre, nous disposons de la riche source qu'est l'histoire, avec ses nombreux clairs-obscurs, qui nous invitent à les démêler à travers la littérature. J'ai un livre de nouvelles en préparation dont le cadre de référence est la covid, à la Havane.
– Quand considérez-vous qu'une expérience a suffisamment de valeur pour en faire de la littérature ?
– Quand j'arrive à la conclusion que je peux capter le lecteur, provoquer du plaisir, le faire réfléchir et enrichir sa culture. Attraper le lecteur, c'est faire en sorte qu'il n'abandonne pas ce qu'il lit, que le livre ne lui tombe pas des mains. Un livre qui ennuie, est un livre qui échoue, nous disait José Luis Borges. Ce qui m'intéresse, c'est de provoquer le plaisir, qui nous vient à travers une belle langue, bien soignée, et de chercher la réflexion sur ce que la lecture propose. Si je considère que l'idée que j'ai entre les mains permet cela, je commence à rassembler des informations, puis je me mets à écrire. La collecte peut être ardue et prendre beaucoup de temps. Pour El polvo y el oro (La poudre et l’or), j’ai recherché des informations de 1984 à 1991 environ. Une œuvre comme El libro de Pegaso (Le Livre de Pégase) m'a pris moins d'un an. De même que pour El cuaderno de los disparates (Le carnet des bêtises).
– En une occasion, vous m’avez dit que parmi vos œuvres préférées figuraient Don Quichotte et Le Château. Et parmi vos poètes, Antonio Machado. À propos de ces préférences : imaginez-vous l'avenir de la spiritualité humaine sans la lecture de Don Quichotte ou sans s’y approcher ?
– La lecture, la connaissance de cette œuvre ou de toute autre, doit être induite, par la persuasion et l'explication. Les enseignants jouent un rôle fondamental à cet égard, car ils doivent montrer la beauté et la profondeur d'un texte. Personne ne m'a forcé à lire Don Quichotte. On me l'a expliqué, mais je m’y suis plongé de mon plein gré.
Imaginez l'avenir de la spiritualité ! Je ne suis ni philosophe ni prophète. Je suis un simple écrivain. Si nous voulons être heureux, nous ne devrions pas nous préoccuper de l'avenir, selon Sénèque, qui a écrit : « L'esprit qui se préoccupe de l'avenir est toujours malheureux ». Je dirai seulement que la perte de la spiritualité, la perte des idées des grands écrivains et des humanistes serait terrible.
– Kafka nous a laissé des œuvres comme Le Château. Je souhaiterais que vous nous parliez de votre admiration pour le génie de cet auteur ?
-Kafka est un auteur qui m'a toujours fasciné. Il est impossible de parler de lui en deux lignes. Un homme juif né à Prague, diplômé en droit, qui travaillait comme bureaucrate dans une compagnie d'assurance, il a mené une vie peu spectaculaire, sans relief. Atteint de tuberculose à l'âge de 34 ans, il erra d’un sanatorium à l’autre et mourut en 1924, échappant ainsi à l'horreur nazie de mourir, comme ses trois sœurs, dans un camp de concentration.
Dans Le Château, quelqu’un arrive dans un château lointain où il a été engagé comme géomètre. Il tente de contacter son employeur, mais n'y parvient jamais ; il ne peut communiquer qu'avec des secrétaires qui sont des secrétaires de secrétaires, dans une chaîne sans fin et absurde. Le premier de ses livres que j'ai lus, L’Amérique, m'a profondément impressionné. Puis j'en ai trouvé d'autres. Apparemment, tout ce qui s'y trouve est absurde, fantastique. Si l'on y regarde de plus près, le fantastique n'est pas aussi fantastique que cela, c’est seulement une description élargie de notre réalité. Notre monde, dominé par une gigantesque bureaucratie pour laquelle le commun des mortels ne signifie rien, où la vie quotidienne peut être totalement absurde, où plus rien ne surprend personne et où personne ne se soucie de ce qui arrive au voisin, un voisin dont on ne connaît pas le nom. Je parle du monde en général, chaque pays a ses particularités. Un monde où la drogue s’est installée, changeant les humains, où la mort attend au coin de la rue. Pour moi, Kafka est l'un des plus grands écrivains de tous les temps.
– Machado, dans des vers optimistes, affirme que « Aujourd'hui est toujours encore ». Êtes-vous enthousiaste ? Êtes-vous optimiste ?
– La référence au temps est très fréquente dans la poésie de Machado, surtout dans ses premières œuvres. Suis-je enthousiaste ? Cela dépend. Ce mot a plusieurs significations, entre autres : exaltation et ferveur d'esprit. Adhésion fervente. Ferveur ou ravissement des sibylles lorsqu'elles rendent leurs oracles. Inspiration divine des prophètes. Inspiration ardente et exaltée de l'écrivain ou de l'artiste, et en particulier du poète ou de l'orateur. Je n'ai jamais consulté l'oracle des sibylles, je ne suis pas un prophète, il nous faut prendre garde aux adhésions ferventes et à l'exaltation, qui peuvent conduire au fanatisme et au fondamentalisme. J'écarte ce sens concernant l'écrivain, car je n'ai jamais eu d'inspiration ardente et ravageuse. Je dirais que je ne suis pas enthousiaste a priori. Je le suis si le moment et l'événement qui porte à l'enthousiasme le méritent.
Optimiste ? Il en va de même avec l'enthousiasme. Je suis avant tout un réaliste, le réalisme étant entendu comme la manière de présenter les choses telles qu'elles sont, sans les adoucir ni les exagérer.
– La Foire rééditera certains de vos livres. Lesquels ? Y aura-t-il des nouveautés ?
– Les éditions Letras Cubanas publie une réédition de mon roman Llueve sobre La Habana (Il pleut sur La Havane), et l'éditeur Capiro publie un nouveau livre, El amor a los cincuenta (L’amour à 50 ans), qui rassemble une sélection de mes nouvelles précédemment publiées. Quant aux éditions Sed de Belleza, elles réimpriment El polvo y el oro.
– Les rééditions favorisent de nouvelles rencontres avec les lecteurs. Cette idée vous plaît-elle ? Comment voyez-vous votre relation avec les nouveaux lecteurs qui n'ont pas encore lu votre œuvre ?
– Bien sûr, c'est très agréable. Les jeunes, en raison de leur âge, arrivent avec une vision différente et de nouveaux goûts, très influencés par les nouvelles technologies de la communication : lire un roman de 500 pages sur papier ou regarder un feuilleton turc sur un téléphone portable ? Je souhaiterais qu'ils ne se lassent pas de ma lecture et, même s'ils n'arrêtent pas de regarder le feuilleton, qu'ils continuent de me lire.
– Que faire pour que tant d'humanité « alphabétisée » découvre le goût de la lecture ?
– Leur offrir de la bonne littérature, qui les passionne, dans laquelle ils se reconnaissent.