ORGANE OFFICIEL DU COMITÉ CENTRAL DU PARTI COMMUNISTE CUBAIN

BOGOTA.— LE conflit colombien est un labyrinthe d’injustices, de douleurs et de haines qui dure depuis plus d’un demi-siècle. Le professeur de sciences politiques étasunien, Marc Chernick, a consacré une bonne partie de sa vie à démêler les causes de cette guerre et, surtout, à proposer inlassablement certaines voies de solution.

Il n’est pas rares de le voir participer à des émissions de débats politiques ou présenté par la presse locale comme l’un des plus importants « colombianistes » à l’échelle internationale.

Il est auteur d’une vaste bibliographie sur les guérillas et les processus de paix précédents. À l’heure actuelle, il est directeur du Centre d’études latino-américaines de l’Université de Georgetown et professeur consultant de plusieurs universités colombiennes.

Le professeur Chernick a eu la gentillesse de nous accorder un entretien à El Diamante, dans un coin reculé des plaines d’El Yari, où les Forces armées révolutionnaires de Colombie-Armée du peuple (FARC-EP) ont fait leurs premiers pas dans la vie civile. J’étais à la recherche du nouveau chapitre de son livre Acuerdo posible: solución negociada al conflicto armado colombiano (Possibe accord, solution négociée au conflit armé colombien), qui en est à sa troisième édition.

Quel a été le rôle des États-Unis dans le conflit colombien ?

Ce conflit a été très long et le rôle des États-Unis a évolué avec le temps. Nous ne parlons pas seulement des 52 ans de lutte des FARC-EP, mais de l’étape précédente, de la période dite de La Violencia (1), lorsque les leaders et les fondateurs de la guérilla prirent les armes dans les années 40.

Si on analyse de 1948 à nos jours, on constate que les États-Unis ont joué un rôle dès le début. Le jour où Jorge Eliecer Gaitan a été assassiné, ils étaient présents à la Conférence de Bogota (2). À propos, Fidel Castro était aussi à Bogota.

À partir de là, le communisme est passé au cœur des préoccupations des États-Unis. La guerre de Corée a éclaté et des troupes furent dépêchées depuis Borota. Le Batallon Colombia rentra au pays accompagné de conseillers étasuniens.

C’étaient les années 50, La Violencia faisait rage et les États-Unis entamèrent les premiers tests en matière de guerre irrégulière en Colombie. Ce fut leur première expérience dans la lutte contre les guérillas avant la guerre du Vietnam.

Et Cuba ?

Washington était occupé en Colombie à expérimenter sur le terrain ses méthodes contre la guérilla presque à la même époque où Fidel combattait dans les montagnes de la Sierra Maestra. Mais il n’y avait pas de conseillers nord-américains à Cuba comme en Colombie. C’est une histoire qui n’a pas encore été écrite.

Il existait des rapports très étroits entre l’armée colombienne et celle des États-Unis, rentrées ensemble de Corée. Le Front national, l’offensive contre les Républiques indépendantes, dont la République de Marquetalia (3), qui déboucha sur la création des FARC-EP, fut réalisée avec l’appui de conseillers militaires nord-américains.

En jetant un regard sur ce qui s'est passé alors – et cela fait déjà un moment que j’étudie le problème –, on se rend compte que Manuel Marulanda a écrit aux dirigeants du Front national leur demandant d’aller à Marquetalia pour discuter, mais le gouvernement central a toujours répondu par des bombes. Ainsi est née cette lutte de 52 ans des FARC-EP.

Les États-Unis ont joué un rôle très proche du gouvernement à l’époque de la création de la guérilla et durant la période précédente.

Comment ce rôle a-t-il évolué au cours des 50 dernières années ?

Après cette étape initiale, il y a eu la guerre dans un pays qui s’appelle le Vietnam. Les États-Unis s’y sont embourbés, laissant un peu de côté la problématique colombienne. Ils bénéficiaient de toute la stratégie de coopération militaire qu’ils ont appliqué en Amérique latine contre Cuba après la Révolution, mais, la Colombie n’occupait pas une place centrale comme auparavant.

Le retour s’amorce dans les années 80 avec le trafic de drogue. C’est à cette époque qu’ils ont commencé à s’intéresser de nouveau au conflit colombien, et cette étape s’étend jusqu’au début du Plan Condor, à la fin du gouvernement d’Andrés Pastrana et du début de celui d’Alvaro Uribe. Ils ont encore changé leur fusil d’épaule en privilégiant désormais non plus l’anticommunisme – qui était toujours aussi virulent –, mais la lutte contre le trafic de drogues.

Était-ce un changement fondamental ou une simple couverture pour en réalité atteindre le même objectif contre-insurrectionnel ?

En vérité, c’était la même lutte. En termes légaux, durant les années 80, 90 et jusqu’en 2002, les États-Unis ne pouvaient livrer d’armes à la Colombie qu’au nom de la lutte contre le narcotrafic. Leur intérêt à combattre les FARC-EP et pourchasser les mouvements sociaux était évident, mais ils étaient limités par la loi.

Le grand souci des officiers colombiens était la lutte armée et sociale, mais ils sont arrivés de Washington et ont commencé à parler du fléau des drogues. Il est clair qu’il y avait une guerre, mais la rhétorique avait changé. Pendant deux

décennies, le pays a été pris dans cette ambiguïté: légalement, la lutte contre le trafic de drogue, et, sous le manteau, la lutte anti-guérilla.

L’arrivée de George W. Bush au pouvoir et les attentats du 11 septembre allaient marquer la levée de toutes les restrictions à l’aide militaire. Cette décision allait avoir des effets immédiats sur le terrain. Signalons qu’avant, en théorie, on pouvait utiliser un hélicoptère nord-américain contre la guérilla dans une zone « cocalera » (de culture de la coca), mais pas ailleurs.

À partir de 2002, le problème de Washington fut tout autre. On commença à affirmer que les FARC-EP étaient un groupe terroriste. Les États-Unis introduisirent, et le président Uribe s’en empara aussitôt, l’idée que la Colombie était le théâtre de la lutte mondiale contre le terrorisme. Et les États-Unis tournèrent toutes leurs forces contre la guérilla, à présent au nom de la lutte contre le terrorisme.

Il y a eu coïncidence entre la stratégie d’Uribe et la guerre globale de George W. Bush. On a beaucoup utilisé comme prétexte le fait que la Colombie était un pays non islamique pour dire que la lutte contre le terrorisme n’était pas une affaire de religion. À cet égard, ceci a joué un rôle central.

L’accord de paix conclu après quatre ans de négociations à La Havane peut-il être considéré comme une défaite de l’option de guerre prônée par les États-Unis ?

Il est difficile de parler en termes absolus, mais je puis vous dire que j’ai toujours cru que la paix avec les FARC-EP était possible depuis l’époque de Marulanda. Des possibilités réelles se sont également ouvertes vers le milieu du siècle passé, avec Belisario Betancur dans les années 80, Pastrana vers la fin des années 90, jusqu’en 2002.

Il y a beaucoup de raisons qui expliquent l’échec de ces processus précédents, mais l’un des facteurs essentiels a été que lorsqu’un président colombien commençait à parler de paix, les États-Unis intervenaient pour imputer le problème au communisme, au narcotrafic ou à autre chose. La politique étasunienne est toujours allée à l’encontre du processus de paix.

Aussitôt après l’annonce des conversations de paix sous le gouvernement de Belisario Betancur, l’ambassadeur des États-Unis de l’époque est apparu sur les ondes de la télévision nationale pour s’exclamer : « Comment peut-on conclure la paix avec les narco-guérillas ? » C’est lui qui a inventé ce terme.

Lors du processus de paix d’El Caguan, le président Andrés Pastrana a commencé à parler d’un Plan Marshall pour les régions « cocaleras »(productrices de coca). Les États-Unis ont dit : « Vous faites erreurs, le problème n’est pas la guérilla, c’est le narcotrafic. » Et c’est ainsi qu’est né le Plan Colombie. Washington a toujours adopté une politique contraire au processus de paix. La version officielle, c’est que le Plan Colombie et la politique d’Uribe ont sauvé le pays en l’empêchant de devenir « un État faible et incapable de garantir la sécurité de ses citoyens », et ont affaibli les FARC-EP jusqu’à les contraindre aux négociations de La Havane. Je ne pense pas que ce soit le cas. Les conversations de paix étaient possibles depuis bien avant, et la guérilla a toujours envisagé cette option.

À présent, lors du processus de La Havane, pour la première fois les États-Unis ont soutenu la paix en Colombie. Ils ont même dépêché un envoyé spécial. Ils auraient pu aussi envoyer quelqu’un à Caguan ou Tlaxcala, mais ils ne l’ont pas fait. Cette fois, quand la Colombie et le président Juan Manuel Santos ont parlé de paix, Washington les enfin a appuyés après toutes ces années. Ce n’est pas le plus important, mais c’est un facteur à tenir en compte.

Existe-t-il la possibilité que Washington mette des bâtons dans les roues du processus de paix, notamment sur le plan juridique en invoquant l’excuse selon laquelle la loi internationale est au-dessus des mécanismes conclus à La Havane ?

À priori, je ne le pense pas. Ils ont déclaré que, comme politique officielle, ils allaient suivre les pas de la Colombie et respecter les décisions. Il est possible et probable que le Département de la Justice mène ses propres actions, puisqu’il n’est pas subordonné à l’exécutif. Mais en tant que politique du gouvernement, ils ne vont pas insister là-dessus.

L’une des demandes les plus récurrentes des FARC-EP est la libération de Simon Trinidad, le leader guérillero incarcéré aux États-Unis. Le président Barack Obama est-il investi des pouvoirs pour trouver une issue à cette situation, comme un geste de paix ?

Nous avons étudié la question et, bien sûr, le président dispose de ce genre de prérogatives. Mais nous sommes arrivés à la conclusion qu’ils pourraient relâcher Simon Trinidad sans amnistie présidentielle. Il y a des mécanismes qui peuvent être utilisés. La Colombie peut demander aux États-Unis de rapatrier les prisonniers afin qu’ils purgent leur peine sur le territoire national. Ce programme existe dans de nombreux pays.

Une fois Simon Trinidad en Colombie, les États-Unis n’ont plus juridiction. Si on applique l’amnistie ou le pardon dans le cadre du processus actuel, ils n’auraient rien à y redire. Jusqu’à présent on ne lui a prouvé aucun crime de lèse humanité pour l’amener à comparaître devant un tribunal spécial. Je pense que c’est ce qui va se passer, mais pas avant les élections de novembre.

(1) Il s’agit d’une période historique que certains situent entre 1946 et 1966, et d’autres entre 1948 et 1958. Elle se caractérisa par l’affrontement violent entre les principaux partis de l’époque, les libéraux et les conservateurs.

(2) Ce fut une conférence panaméricaine, un événement précurseur de l’OEA. Étant un jeune étudiant, le leader historique de la Révolution Fidel Castro participa à un rencontre parallèle à cette conférence, le Congrès latino-américain des étudiants. Il assista ensuite au Bogotazo, le soulèvement de mécontentement qui éclata à la suite de l’assassinat de l’homme politique colombien Jorge Eliecer Gaitan.

(3) Après la création du Front national, un pacte entre libéraux et conservateurs d’alternance du pouvoir, le président Guillermo Leon Valencia ordonna une attaque contre les républiques indépendantes qui s’étaient déclarées dans plusieurs régions de Colombie. La République de Marquetalia avait pour leader Manuel Marulanda, qui peu après allait fonder les Forces armées révolutionnaires de Colombie.