
• Le 20 mai marqua la fin apparente de l'angoisse existentielle des patriotes cubains, qui voyaient, après des décennies de lutte, le rêve de la république indépendante s'éloigner avec la prolongation de l'occupation étasunienne. Il convient de comprendre ce contexte pour appréhender les circonstances complexes dans lesquelles est née notre première république.
À propos des mutilations qui accompagnaient cet accouchement, certains, par naïveté ou par résignation, croyaient qu'ils auraient de l'espace et du temps, dans l'ordre qui se mettait en place, pour amender les déformations. La république ne naissait pas comme ils l'avaient rêvée, mais elle naissait aux yeux du monde en tant qu'État indépendant. Il a déjà été souligné que notre indépendance fut obtenue au prix de la trahison de la révolution sociale qu'elle portait.
Le 25 mars 1901, dans les bureaux du Secrétaire étasunien à la Guerre, Elihu Root, il fut décidé que le transfert de pouvoir aura lieu le 20 mai. Le gouvernement en place, qui avait refusé d'officialiser le 10 octobre ou le 24 février comme Jour de fête nationale, choisit délibérément une date sans racines dans l'histoire de la Patrie, afin de dissocier symboliquement l’événement qui émergeait, non seulement du précédent colonial, mais aussi des actes héroïques qui l'avaient vaincu.
Choisie un jour après la date de la mort au combat de José Marti, la date de la proclamation républicaine serait associée au décès de celui qui avait conçu l’idée de la république vertueuse, tout en se dissociant, dans les faits, de l'aspiration martinienne : « C'est comme ça ! », semblait nous dire le recolonisateur yankee qui, avec insolence décidait, pour le Cubain, la date de la proclamation de la vierge républicaine, non sans avoir revendiqué au préalable le droit de cuissage. Ainsi, l'acte de manipulation symbolique était consommé : du deuil de José Marti, à minuit, on passerait à la joie fondatrice. Le gouvernement d'Estrada Palma, notre premier président, qui n’avait pas caché, depuis la guerre, ses rêves humides de coucher avec les Yankees, devait rapidement déclarer, sur un pied d’égalité, le 10 octobre, le 24 février et le 20 mai comme les trois dates transcendantes de notre histoire. De cette façon, une date imposée par les bureaux du gouvernement étasunien acquerrait le statut mythologique d'autres dates marquées par l’authentique volonté des Cubains d'être libres ou de mourir dans la tentative.
Il y avait aussi la question de la « gratitude » : la date devait être non seulement un symbole de la république à laquelle les enfants de la nation cubaine avaient aspiré, mais surtout une date de remerciement à l'impérialisme yankee pour la « faveur de nous avoir donné notre liberté ».
Selon Ana Cairo, « le 20 mai a généré une histoire au sein d'une République néo-coloniale ». Il faut lire cette historienne pour comprendre le processus complexe de légitimation qui fut entrepris, à partir de l'hégémonie atteinte ce jour-là par les forces néo-colonisatrices, visant à faire de cette date une allégorie qui cacherait la médiatisation politique représentée par l'Amendement Platt, la légalité constitutionnelle des États-Unis à intervenir à leur gré dans notre pays et leur autorité à revendiquer d’avoir le dernier mot dans des questions relevant de la souveraineté de Cuba.
L’accent fut mis sur l’idée de la république comme la réalisation finale de la nation, à la rencontre du pays qui s'était cristallisé dans son peuple et dans sa culture durant tout le siècle précédent, et qui se trouvait maintenant en mesure de se réaliser de manière prospère sur les chemins de la civilisation moderne, dans le cadre de l'héritage patriotique du peuple.
Mais les hégémonies bourgeoises sont une chose et le peuple en est une autre. Une chose est la république dorée comme une statue rigide à l'entrée du Capitole, une autre la république représentée, désormais sous forme de caricature, dans le numéro du 22 mai 1927 de la revue Carteles, dans laquelle, ceinturée par les pouvoirs réels, elle montre le visage cadavérique d’une victime d'une agression systématique.
C'était une chose de célébrer la république dans les salons des palais, et une autre dans les humbles rues du pays. Pour notre bourgeoisie clientéliste, on célébrait la fin de l'histoire ; pour le peuple, c'était un point de départ. Il n’existe pas de républiques universelles hors de leur contexte et de leur ordre socio-économique. Pour reprendre les termes de Fernando Martinez Heredia, la république qui émergea à Cuba le 20 mai 1902 était une république bourgeoise néo-coloniale. Dans son cadre, toute avancée possible fut tentée, avec certains succès, mais plus important encore, au fil du temps, cet épuisement social d’origine devint chronique jusqu'à ce que la rupture soit inévitable. Tout ce que cette république eut de bon se fit dans la prison de son ordre excluant, en explorant et en occupant uniquement l'espace que permettait notre condition néocoloniale. Si bien qu’occuper complètement cet espace, jusqu'à en révéler l'asphyxie, est, en termes historiques, une étape essentielle pour réussir à briser les barreaux qu'il impose. La révolution de 1933 et l'histoire qui suivit montrèrent que, dans le cadre de ses règles, on ne pouvait pas demander grand-chose à un pays qui avait besoin de nouvelles hégémonies. En outre, ils démontrèrent que la bourgeoisie cubaine néocoloniale n'avait plus rien à offrir en tant que force de progrès.
Comme Marx l'a écrit dans Le 18e Brumaire de Louis Bonaparte, la bourgeoisie ne peut pas éviter de générer ses propres fossoyeurs. Dans les brasiers profonds de cette république brutale d'injustices, les conditions de la rupture et ses protagonistes furent conçues par forges successives. Ici, il y eut une Révolution le 1er Janvier parce qu'il y avait un État bourgeois néocolonial à détruire au moment où il n'avait plus rien à donner à Cuba.
Et en le détruisant, en prenant à cette république ce qu'elle avait donné à Cuba de nécessaire, le symbole du 20 mai fut détruit en tant que date arbitraire imposée depuis la métropole, et totem colonisateur opposé au 10 octobre et au 24 février.
Si la naissance de la république bourgeoise néocoloniale fut marquée par le désarmement des forces mambises face à une puissance étrangère, la date du 1er Janvier, fille légitime des deux autres dates héroïques, fut marquée par l'entrée des mambises à Santiago. En ce jour de janvier, les fossoyeurs de l'ordre colonial écrasant enterrèrent une république épuisée par l’opprobre, et ils affirmèrent depuis le pouvoir, le dessein uni de parvenir à la véritable indépendance, en même temps qu’ils tentaient de prendre le ciel d'assaut.
C’est ce que nous faisons !






